04/01/2018

Eve Hanska, Madame Honoré de Balzac - deuxième partie

Une des plus formidables histoires d’amour de la littérature naquit comme un jeu une après-midi d’ennui.

Anna Hanska

Les Hanski n’avaient qu’une fille, Anna, née en 1828. La perte de tous autres enfants la rendit plus chère encore à sa mère. Rien n’était trop beau pour Anna. Il lui fallait une éducation parfaite car héritière d’une immense fortune, elle pouvait prétendre à un prince. Elle reçut donc une éducation soignée de sa gouvernante suisse, originaire de Neuchâtel, Henriette Borel. 

Il semble que l’idée d’envoyer une lettre à Honoré de Balzac soit venue  durant l’automne 1831 aux deux femmes ne sachant que faire au milieu de cette immense maison au milieu de cet immense domaine bien isolé qu’était Wierzchownia, les trois cents domestiques de maison les dispensant de tout souci. 


Château de Wierzchownia en 2016
Le lettre, qui a disparu, fut postée à Odessa le 28 février 1832 et était signée “L’Etrangère”. Elle était adressée à un auteur désormais à la mode, après avoir publié “Les Chouans” en 1829, puis “Scènes de la vie privée” en 1830. Puis il avait écrit “La Peau de chagrin” et les “Contes Philosophiques”.

Eve Hanska était une grande lectrice, la bibliothèque de Wierzchownia comprenait 25 000 volumes. On en sait pas ce qui la poussa à écrire cette lettre anonyme, à laquelle donc Balzac, qui recevait beaucoup de correspondance d’admiratrices, ne pouvait répondre directement

Il publia une annonce dans la Gazette de France le 2 avril 1832 : “M. de  B. reçu la lettre qui  lui était adressée le 28 février; il regrette d’avoir été mis dans l’impossibilité de répondre ; et si ses voeux ne sont pas de nature à être publiés, il espère que son silence sera compris.”

Après avoir lu l’annonce Eve lui répondit toujours de manière anonyme mais avec une adresse où envoyer le courrier. Là non plus, nous n’avons pas cette lettre. Mais nous avons la réponse que fit Balzac : “…malgré la défiance perpétuelle où ( sic) quelques amis me donnent contre certaines lettre semblables à celle que j’ai eu l’honneur de recevoir de vous, j’ai été vivement touché par un accent que les rieurs ne savent point contrefaire.  Si vous daignez excuser la folie d’un coeur jeune, et d’une imagination toute vierge, je vous avouerai que vous avez été pour moi l’objet des plus doux rêves.”



Honoré de Balzac
Les premières lettre envoyées par Eve devaient sans doute être le produit de la grande éducation qu’elle avait reçue, tant sur le plan intellectuel que sur le plan du jeu social. Et Balzac semble avoir été pris tout de suite. Peut-être avait-il besoin d’un amour impossible, permettant de tout imaginer ? N’avait-il pas un an auparavant reçu une lettre anonyme dont la rédactrice se révéla être la marquise de Castries, née Clémence Henriette de Maillé de La Tour-Landry ? 

Balzac utilisa le subterfuge de faire répondre à Eve par son amie, Zulma Carraud. Eve ne fut pas dupe de la supercherie et le 7 novembre 1832, elle lui répondit : “ Monsieur, Etrangère, il ne serait pas étonnant que je me servisse d’expressions qui vous parussent peu françaises, amis il me faut vous écrire, vous peindre avec l’enthousiasme dont je suis susceptible les sentiments profonds que me font éprouver vos ouvrages. Votre âme a des siècles…cependant vous êtes jeune encore m’a-t-on assuré; je voudrais vous connaître et crois ne pas en avoir besoin : un instinct d’âme me fait pressentir votre être, je me le figure à ma manière, et je dirais le voilà si je vous voyais…En lisant vos ouvrages mon coeur a tressailli; vous élevez la femme à sa juste dignité; l’amour chez elle est une vertu céleste, une émanation divine; j’admire en vous cette admirable sensibilité d’âme qui vous fait deviner. Vous devez aimer et l’être; l’union des anges doit être votre partage: vos âmes doivent avoir des félicités inconnues; l’Etrangère vous aime tous deux, et veut être votre amie; elle aussi sut aimer mais c’est tout…Pour vous je suis l’Etrangère, et le serai toute ma vie; vous ne me connaîtrez jamais…”

Elle avoir aussi : “Je sus aimer et j’aime encore…J’ai donné mon coeur et mon âme et je suis seule…” Etait-ce vrai ou était une simple formule romantique ? On a du mal à imaginer Eve parler ainsi de Wenceslas Hanski. 

Le 8 janvier 1833, elle écrit à nouveau en signant toujours “l’Etrangère”. 

Quelques lettres s’en suivirent où elle révélait un peu d’elle-même sans dire qui elle était mais Honoré pouvait déjà penser qu’il s’agissait d’une grande dame, d’une très grande dame. Elle accepte enfin l’idée d’une rencontre.

Les Hanski avaient décidé de voyager en Europe centrale et occidentale à la fin de 1832 ou au début 1833. Anna les accompagnait, ainsi qu’Henriette Borel et ses cousines Denise et Séverine Wylezynska, les petites-nièces de Venceslas Hanski. Tout d’abord ce fut Vienne puis Neuchâtel, pays d’origine d’Henriette ravie de retrouver sa famille. Et c’est là qu’elle lui fixe rendez-vous. Et c’est là qu’ils se rencontrent le 25 septembre 1833. 

Maison Adrié à Neuchâtel
Balzac, n’ayant pas hésité un instant à accepter le rendez-vous, était arrivé tard la veille et lui avait écrit, probablement avec Henriette Borel, comme intermédiaire, car il ne savait toujours pas qui il allait rencontrer :
“ J’irai à la Promenade du faubourg de 1h à 4h J’y resterai tout ce temps-là à voir le lac que je ne connais pas. Je puis rester ici tout le temps que vous y serez. Ecrivez-moi un petit mot pour me dire si je puis vous écrire en toute sécurité, icic poste restante. Car j’ai peur de vous causer le moindre déplaisir, et donnez-moi par grâce exactement votre nom. Mille tendresses. Il n’y a pas depuis Paris jusqu’ici une parcelle de temps qui n’ait été pleine de vous…”

Il semble l’avoir aperçue à la fenêtre d’un hôtel, ce qui était impossible puisque les Hanski avaient loué une maison dans un quartier élégant de la ville la Maison Andrié aujourd’hui disparue. Puis il y eut la rencontre. Elle devait pouvoir le reconnaître car il devait y avoir des gravures de lui déjà parues. Elle portait une robe couleur “pensée” peut-être un signe de reconnaissance. De son côté il est descendu à l’Hôtel du Faucon, en plein coeur de la vieille ville. La bâtisse existe toujours.


Hôtel du Faucon à Neuchâtel
Après la rencontre à laquelle est présent le mari, ils se rendent sur les pas de Jean-Jacques Rousseau au milieu du lac de Bienne : “ C’est là que nous avons envoyé le mari s’occuper du déjeuner. mais nous étions en vue, et, alors à l’ombre d’un grand chêne, s’est donné le furtif baiser premier de l’amour. Puis, comme notre mari s’achemine vers la soixantaine, j’ai juré d’attendre et elle de me réserver sa main, son coeur.” C’est ainsi que Balzac raconte la rencontre dans une lettre à sa soeur Laure Surville le 12 octobre 1833. 

Durant ces cinq jours, le couple se vit plusieurs fois. Wenceslas Hanski semblait heureux de cette rencontre “fortuite” et appréciait Balzac qu’il invita à la table familiale. Ils convinrent de se tous se retrouver plus tard à Genève. Selon André Maurois dans son ouvrage “Prométhée: La vie de Balzac”, elle lui écrivit avant qu’il ne quitte Neuchâtel : “Vilain... N'avez-vous pas vu à mes yeux tout ce que je désirais? ... Mais n'ayez pas peur, j'ai ressenti tout le désir qu'une femme amoureuse cherche à provoquer”.

Elle écrivit aussi à Henri Rzewuski, le frère bien-aimé : “Nous avons fait en Suisse une connaissance dont nous sommes charmés, c’est celle de M. de Balzac, l’auteur de la Peau de Chagrin et de tant d’ouvrages délicieux. Cette connaissance est devenue une véritable liaison et j’espère qu’elle durera toute notre vie. Balzac vous rappelle beaucoup, mon cher Henri, il est gai, rieur, aimable comme vous, il a même dans l’extérieur quelque chose de vous et tous les deux vous ressemblez à Napoléon.”

Ce fut un coup de foudre, peut-être préparé par l’imagination débordante des protagonistes. Mais il n’est pas moins vrai que leur amour fut éternel.

A peine de retour à Paris, il lui écrivit le 6 octobre, “ Mon amour chéri..”

Il lui écrivit tout au long de leur histoire 414 lettres, auxquelles elle répondit. Ses lettres à elle ont été brulées par Balzac à sa demande.  Tout au long de leur correspondance Balzac emploiera des dizaines de noms pour appeler sa bien-aimée :

Ma chère âme - Chère ange aimé - Mon amour chérie - Mon Éva chérie - Ma Line chérie - Mon Evelette chérie - lplp (= Loup-loup) - Âme de ma vie - Linette - Mon chérie lplp - Ma minette - et bien d’autres encore.

Mais si la mari n’avait pas encore la soixantaine annoncée par l’amant, il avait encore quelques années à vivre et elle mit quelques années de plus avant de se décider à être Madame Honoré de Balzac. Dix-sept années passeront entre la première rencontre et le mariage. Cette longue période fut meublée de quelques rencontres mais aussi et surtout de longues absences.  

Ils se virent donc à nouveau à Genève où les Hanski avaient pris leurs quartiers d’hiver, le 26 décembre 1833, dans la Maison Mirabaud.

Photo 6

Maison Mirabaud à Genève
Balzac apportait avec lui le manuscrit relié d’Eugènie Grandet avec la dédicace : “Offert par l’auteur à Madame de Hanska comme un témoignage de son respectueux attachement - 24 décembre 1833 - Genève. H. de Balzac.” Et ce n’était pas n’importe quel ouvrage qu’il lui offrait ! 

Le couple passa alors de véritables moments en amoureux, avec promenade en ville, au bord du lac, visite de Ferney et de Coppet. Balzac n’égala-t-il pas Voltaire et fut supérieur à Madame de Stael. Il sembla qu’elle se soit donnée à lui à la Villa Diodati qui avait occupée auparavant par Lord Byron. Elle est aussi célèbre pour avoir été habitée par Mary Shelley, Percy Shelley, et d'autres de leurs amis durant l'été de 1816. C'est lors de ce séjour que furent rédigées les bases des classiques récits d'horreur Frankenstein et The Vampyre. Cette maison superbe existe toujours.


Villa Diodati à Genève
Mais Balzac était déjà une célébrité et la colonie polonaise de Genève fort nombreuse. Une cousine d’Eveline, Marie Rzewuska, comtesse Jaroslav Potocki, était également là cherchant à attirer l’écrivain dans son salon. Les amabilités, purement mondaines, que lui fit Honoré lui attirèrent les foudres d’Eveline. 

C’est durant ce séjour qu’il commença à écrire Seraphita, personnage hermaphrodite, qui semble étrangement avoir été inspiré par Eveline. C’est du moins ce qu’affirma Balzac. 

La sante de Vencesla Hanski se détériorait et Eve commença à songer à un autre futur. 

Mais Balzac repartir et un autre rendez-vous fut pris. Entre-temps, les Hanski prirent la route de l’Italie, où à Florence fut sculpté le buste d’Eve par Lorenzo Bartolini (1777-1850) qui avait à son actif les bustes de Germaine de Stael, Lord Byron, Franz Liszt et Marie d’Agoult,  la princesse Mathilde Bonaparte, entre autres.


Buste d'Eve Hanska par Bartolini
Puis les Hanski partirent à Vienne où comme toutes les familles de l’aristocratie d’Europe centrale et orientale, ils se sentaient chez eux, beaucoup de Polonais étant beaucoup plus favorables à l’empire d’Autriche que l’empire russe. L’occupation autrichienne de la partie sud de la Pologne comprenant Cracovie et L’vov était bien plus douce que pour le reste du pays sous domination russe.

Blazac fit le projet de les rejoindre à Florence ou à Rome mais il ne put le réaliser. Il faut dire que durant cette période, il écrivit : “La Femme de trente ans”, “Ferragus", “La Duchesse de Langeais”, “La Recherche de l’absolu", “Les Marana", “Un drame au bord de la mer”, “Séraphîta” “Le Contrat de mariage”, “Le Père Goriot", “La Fille aux yeux d’or”. Tous des chef d’oeuvre de la littérature mondiale qui ont du occuper tout son espace intellectuel même si son coeur était à Eve et à deux autres. 

En effet en 1833, Balzac fit la connaissance de Marie du Fesnay, née Daminois (1809-1892), qui lui donnera une fille Caroline du Fresnay (1834-1930). Mariée à un homme bien plus âgé qu’elle Marie du Fresnay, sera l’inspiratrice et la dédicataire d’Eugènie Grandet. Elle sera amoureuse de Balzac toute sa vie. Caroline épouse à Sartrouville le 30 juin 1859 Louis Sabard de Pierrelaye, dont elle se séparera. Elle est morte à Nice en 1930. N'ayant pas d'enfants, elle transmet les biens qu'elle avait hérités d'Honoré de Balzac aux enfants de son frère utérin Ange du Fresnay. 

Caroline du Fresnay (1834-1930)
fille de Balzac
Puis ce fut la comtesse Guidoboni-Visconti, née Frances-Sarah Lovell, rencontrée en 1835 lors d’un bal à l’ambassade d’Autriche. Une aristocrate anglaise mariée à un aristocrate italien que Balzac décrira ainsi “une des plus aimables femmes, et d'une infinie, d'une exquise bonté, d'une beauté fine, élégante (...) douce et pleine de fermeté”. Le couple Guidoboni-Visconti restera ami avec Balzac tout au long de sa vie l’aidant dans toutes ses difficultés financières. 

Honoré avoua à Evelyne sa liaison avec Marie du Fresnay. Mais Marie n’était pas libre, Sarah Guidoni-Visconti non plus. Evelyne avait toutes les chances de l’être.

Balzac aimait les femmes et il eut bien des maîtresses, dont certaines avec des noms prestigieux, mais il avait besoin de se sentir aimé, sentiment que comblera Eveline, elle-même en mal d’amour au fond de son Ukraine.

Pour se sentir plus proche d’elle, il fréquenta assidûment l’ambassade d’Autriche et sa colonie polonaise où il est probable que les cancans allaient bon train, permettant à Eve d’être informée par sa nombreuse parentèle de ce qu’il faisait à Paris. Et Honoré n’était pas un homme discret. 

En mai 1835, il se décide à la rejoindre à Vienne. Il part le 9 et rentrera le 13 juin. Cette fois c’est en calèche louée 400 Francs, qu’il voyagera accompagné de son valet de chambre, un voyage de sept jours à travers l’Europe aristocratique. 

Un incident toutefois avait failli compromettre ces retrouvailles. Monsieur Hanski avait mis la main sur une lettre écrite par Honoré à Eve et en avait conçu des soupçons sur leur relation. Balzac répondit à la demande d’explication, furieuse, qu’il reçut que les deux lettres envoyées à sa femme n’étaient qu’un jeu car la jeune femme lui avait demandé ce qu’était une lettre d’amour. Bien que l’explication fût bancale, et fort peu flattesue pour un mari, ce dernier s’en contenta et invita Balzac à les visiter à Vienne. Hanski n’était probablement pas dupe de ce qui se passait mais était suffisamment intelligent pour ne pas faire de scandale et était malgré tout flatté d’être l’ami d’un écrivain de renom. 

A Vienne, il ne fut pas fêté que par Eveline. La société le reçut à bras ouvert à commencer par les Metternich, lui, Clément, étant chancelier de l’empire, vainqueur de Napoléon et elle, Mélanie, tenant le salon le plus également de la ville. Elle dit de lui : “Balzac me fait l’effet d’un homme simple et bon, abstraction faite de son costume qui est fantastique. Il est petit et corpulent, mais ses yeux et sa physionomie annoncent beaucoup d’esprit.” La princesse Metternich lui servit de guide pour visiter les trésor des Habsbourg à la Hofburg. Honoré put même un jour dire “ C’est du vin de Johannesburg que m’envoie mon ami Monsieur de Metternich”. Difficile de faire mieux pour le snob et le légitimiste qu’il était !



Princesse Cément de Metternich
née comtesse Mélanie Zichy 

Le prince Schwarzenberg lui fit visiter le champ de bataille de Wagram. Il revit Astolphe de Custine, doublement célèbre, par son récit du voyage en Russie et par le scandale de moeurs autour de son nom. Il le présenta à Eveline.



Prince Frédéric Schwarzemberg (1800-1870
Il vit bien d’autres aristocrates polonais, autrichiens ou hongrois. Mais il ne vit pas Eve dans les mêmes conditions d’intimité qu’à Neuchâtel. A Vienne, l’Europe aristocratique avait les yeux fixés sur eux, notamment à l’opéra. Il assista à ses séances de poses pour le portraitiste et miniaturiste mondain, Daffinger (1790-1849). 

En quittant Vienne, il lui écrivit : “Mon Eve adorée, je n’ai jamais été si heureux, je n’ai jamais tant souffert. Un coeur plus ardent que l’imagination est vive est un funeste présent quand le bonheur complet n’étanche pas la soif de tous les jours. Je savais tout ce que je venais chercher de douleurs et je les ai trouvées..Hier encore tu étais à rendre fou. Si je ne savais pas que nous sommes liés à jamais, je mourrais de chagrin ; aussi ne m’abandonne jamais, ce serait un assassinat.”

Honoré était retourné à Paris et les Hanski rentrèrent enfin à Wierzchownia après deux ans d’absence. Ils y mènent une vie retirée malgré les différentes invitations à séjourner qu’ils reçoivent de leur famille, que ce soit à Varsovie, Odessa ou dans leurs châteaux. 

En 1837, la santé de Venceslas s’affaiblit. Elle aimerait recevoir Balzac à Wierzchownia et lui aimerait venir dans son royaume. Mais cela semble bien difficile et lui est déconseillé par  sa soeur Caroline Sobanska qu’Eve va visiter malgré sa vie de scandales. 

Une longue correspondance avec la cousine Rosalie renseigne sur la vie quotidienne à Wierzchownia. La grande occupation est l’éducation de sa fille, autour de laquelle tout tourne. Eve l’adore et en est adorée. L’échange épistolaire entre les amants continue parfois fourni parfois rare. Le 20 janvier 1840, Balzac écrit : “ Je ne sais plus rien de l’Ukraine depuis trois mois que je n’ai eu de lettre de vous et je n’y comprends rien. Vous ai-je fait de la peine ? Avez-vous pris en mal les silences auxquels j’étais contrant. me punissez-vous de mes misères ? Etes-Vous malade ? Etes-vous au chevet de quelqu’un chez vous? Je m’adresse mille interrogations.”

Hanski était malade, Eve était jalouse de la comtesse Guidoboni-Visconti. Les rapports entre eux se refroidissent. Il faut dire que cela faisait cinq ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Balzac était pris dans le tourbillon de sa production littéraire et ses dettes qui s’accumulaient. Eve était enfermée dans une vie certes aristocratique et opulente mais morne et qui en satisfaisait en rien ses ambitions intellectuelles. 

Elle lui envoie un tableau représentant Wierzchownia, qu’il a du mal à placer dans sa nouvelle maison de Passy car il est trop grand. “J’ai eu bien du plaisir à contempler cette toile; mais vous ne m’aviez pas dit que vous eussiez une rivière devant votre pelouse ni que vous aviez un Louvre. Tout cela me semble bien joli, bien beau, bien frais, les fabriques sont élégantes…”


Façade arrière de Wierczchownia

Un évènement, probablement attendu sinon espéré, survient en novembre 1841. Venceslas Hanski meurt. Balzac n’en reçut la nouvelle que le 5 janvier 1842.

Les plus grand ennuis allaient commencer pour le couple.

Si la mort du mari ouvrait des perpectives, elle ne laissait pas moins un certain nombre d’obstacles que le couple allait devoir affronter. Une succession importante liée à un grand domaine n’est jamais simple mais dans la Russie tsariste, cela l’était encore moins. Tout et tous dépendaient du Tsar, y compris dans la gestion des patrimoines, du moins aristocratiques aussi importants et leurs propriétaires en déplaisant à l’Autocrate pouvaient se voir confisquer ses biens.


Wierzchownia
Photo aérienne aujourd'hui
Peu de temps après son mariage, le 13 mai 1819, les parents d’Eveline avaient signé avec son mari, un contrat d’usufruit aux clauses très claires. Pour la cas où il décéderait avant elle, elle aurait droit à l’usufruit de l’ensemble de ses biens soit les domaines de Puliny,  dans la province de Volhynie au nord de Berditcheff, de Wierzchownia, dans le gouvernement de Kiev, et d’Hornostajpol, près du Dniepr, dans le district de Radomysl, ainsi que le revenu de tout le numéraire, et tous les meubles et de l’argenterie.



Le domaine de Wierzchownia
En cas d’enfants issus du mariage, elle ne percevrait que la moitié de l’usufruit. Eveline, qui possédait également un domaine en propre, était donc une riche veuve et Anna une riche héritière, ces domaines comptant ensemble plusieurs dizaines de milliers d’hectares, en terres arables et forêts.

Mais c’était sans compter sur François Hanski (1774-1847) cousin germain célibataire de Venceslas, également propriétaire d’un domaine, et dont Anna était l’héritière. Craignant de voir Eveline se remarier avec un étranger, il contesta la validité de l’acte d’usufruit.

La cour civile de Kiev rejeta donc la demande d’envoi en possession faite par Eveline le 3 février 1842, c’est-à- dire deux domaines dont Wierzchownia, et demanda la nomination de deux tuteurs pour Anna qui n’avait que quatorze ans. Se pourvoyant contre cette décision Eveline écrivit alors à l’empereur pour expliquer ses droits et demander qu’ils soient strictement appliqués. Connaissant la lenteur de la justice en Russie, elle décida alors de se rendre à Saint-Petersbourg plaider elle-même sa cause, avec l’aide se ses nombreuses relations. Elle y resta de septembre 1842 à mai 1844. Il n’y avait peut-être pas que la lenteur administrative qui justifiait cette présence aussi longue dans la capitale. Peut-être y éprouva-elle le plaisir d’une vie sociale active ?

Le cousin Hanski n’était pas le seul à craindre un remariage. La tante Rosalie Rzewuska le craignait aussi et elle savait avec qui. Elle n’aimait pas beaucoup Balzac, beaucoup plus sensible à la médiocrité de son apparence, à son ambition sociale qu’à son génie. Aussi incita-t-elle Eve à accepter un parti très avantageux mais on ne saura jamais lequel car les lettres restent muettes sur le nom. “ Un Ami digne de vous protéger, et de vous épargner toutes les tribulations qui abiment une existence féminine…On m’a écrit pour me demander de bonnes paroles sur le jeune homme - on désire beaucoup que vous acceptiez”. Il était aussi question de trouver un bon mari pour Anna.
Franz Liszt en 1843
Si Balzac avait du souci à se faire, ce n’était pas du côté des prétendants proposés à Eveline, mais des hommes qu’elle rencontrait dans les salons de Saint-Peterbourg, dont certains étaient amoureux de la belle et riche veuve. Mais aussi et surtout, il devait craindre le grand amoureux de l’époque, Franz Liszt. C’est Balzac lui-même qui offrit à Liszt de le présenter à Eveline quand il sut qu’il allait à Saint-Petersbourg. Liszt qui aimait les belles aristocrates n’avait pas encore quitté Marie d’Agoult et n’avait pas encore rencontré Carolyne de Sayn-Wittgenstein, la lointaine parente d’Eveline.

Marie de Flavigny
comtesse d'Agoult (1805-1876)
La fille de Franz Liszt et de Marie d’Agoult, Cosima, épousera Richard Wagner. Franz Liszt tomba sous son charme quand il lui fit sa première visite le 25 avril 1843. Eveline qui attirait les génies se laissa un peu courtiser, probablement flattée d’être l’objet de la flamme pianiste, encore plus célèbre dans le monde musical que ne l’était Balzac dans le monde de la littérature. Multipliant les visites sans obtenir ce qu’il désirait, l’avoir pour maîtresse et peut-être pour femme, Liszt se montrait sous des jours différents. Eveline crivit de lui : “Il est revenu plusieurs fois depuis ( son voyage à Moscou), tantôt se montrant brusque et violent et tantôt aimable, alors il est charmant, mais quand il s’emporte il me fait peur.”

Le 17 juin 1843, avant de partir Liszt écrivit à Eveline : “Je n’ai point forcé la consigne; je ne vous ai point désobéi - Et pourtant il m’aurait été doux de vous voir encore une fois, Madame. Pardonnez-moi si j’ai été brique et violent dans nos discussions - et daignez pour maintenant, ni me juger, ni me condamner, ni m’absoudre.”

Eveline Hanska, née, élevée et vivant, au fin fond de l’Ukraine devait avoir une personnalité extraordinaire et attachante pour avoir suscité l’amour de deux des génies du XIXe siècle. Sa fortune et sa beauté n’expliquent pas tout. Mais ayant refusé de céder à un génie, elle attendait l’autre celui qu’elle aimait. Elle préparait la venue d’Honoré à Saint-Petersbourg.
Et ce n’était pas une mince affaire même s’il n’attendait que cela.

Le 14 juillet 1843, il avait fait viser son passeport à l’ambassade de Russie. Voici comment le décrit le secrétaire d’ambassade : “ un petit homme gros, gras, figure de panetier, tournure de savetier, envergure de tonnelier, allure de bonnetier, mine de cabaretier.”


Balzac vu par Daumier
Il est vrai que l’ensemble des portraits et statuts que nous possédons de lui ne nous montre ni un Apollon ni Adonis.

Le chargé d’Affaires, le comte Kisséleff, en rajoute : “Comme cet écrivain est toujours aux abois dans sas affaires pécuniaires et qu’il est en ce moment, plus gêné que jamais, il est vraisemblable que, malgré l’assertion contraire des journaux, une spéculation littéraire entre dans ce voyage. Dans ce cas, en venant en aide aux besoins d’argent Monsieur de Balzac, il serait peut-être possible de mettre à profit la plume de cet auteur, qui conserve encore quelque popularité ici, comme en Europe en général, pour le porter à écrire la contrepartie de l’hostile et calomnieux ouvrage de M. de Custine.”

L’ouvrage du marquis de Custine, “Lettres de Russie”, paru en mai 1843 avait eu un succès considérable même en Russie, sauf auprès du gouvernement impérial et du Tsar, Nicolas Ier, dont il avait écrit : “Si le tsar n'a pas plus de pitié dans son cœur qu'il n'en exprime dans sa politique, je plains la Russie. En revanche si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains le tsar.” 

La description critique qu’il fait de la Cour et de l’aristocratie, ainsi que de la bourgeoisie, de l’administration et des moeurs du pays est tout sauf flatteuse. Et le succès de l’ouvrage n’arrange pas les choses vis-à-vis de la Russie.

On a cru à l’époque du voyage de Balzac qu’il avait été payé pour écrit un ouvrage à la gloire de la Russie pour détruire l’effet de celui de Custine. Mais comme Balzac le publiera lui même en 1847 : “ Beaucoup de sots ont prétendu que S.M. l’empereur de Russie avait eu l’idée de faire réfuter le livre de Mr de Custine par une plume française et m’avait offert un nombre suffisant de paysans lors de mon voyage à Saint-Petersbourg. Je commence donc par déclarer que j’ai vu l’empereur Nicolas à la distance de cinq mètres, qu’il ne m’a jamais vu ni conséquemment parlé..”

Nicolas Ier de Russie (1796-1855)
La raison du voyage de Balzac à Saint-Petersbourg n’était dictée que par le désir de voir Madame Hanska, par l’amour donc et probablement la perspective d’un bon mariage. “C’est une affaire de coeur qui attire le bien aimé dans les régions de steppes et des glaces. Il est question de mariage dont le romanesque fera pâlir tous les rêves du plus fécond de nos romanciers” ( Le Corsaire, journal humoristique édition du 28/29 juillet 1843) La vie de Balzac et son aventure avec Eveline est donc connue de tous. Il est probable qu’après la mort du mari, et peut-être même avant, il avait confié son rêve d’épouser “L’Etrangère” à certains de ses amis, dont beaucoup étaient de la presse.

Son voyage en bateau de Dunkerque à Saint-Petersbourg eut lieu du 21 au 29 juillet. Bien entendu il avait choisi la plus belle cabine du vapeur “Devonshire”.

Bateau à vapeur en 1843
Son séjour dans la capitale russe fut relativement discret. Eveline et lui ne recherchaient pas particulièrement la société mondaine. Mais selon Léon Narishkin, amoureux de sa lointaine parente, c’est le tsar lui-même qui lui avait révélé la présence de Balzac en ville. Le même fit par à Honoré, par l’intermédiaire d’Eveline, d’une invitation à assister à la grande parade annuelle présidée par le souverain. Et c’est là qu’il le vit  de cinq mètres.

Balzac semble avoir été surpris que la société de Saint-Petersbourg ne l’ait pas plus recherché. Il était une gloire dans toute la Russie. Il conclut avec philosophie “ J’ai reçu le soufflet qui était destiné à Custine, qui, après son séjour en Russie, a publié son livre La Russie en 1830, où il parle, comme d’autres touristes-écrivains pour la plupart, à l’aveuglette ou injustement de choses graves.” Il est possible qu’il ait eu raison.

Ils fréquentèrent toutefois quelques familles amies dont celle du prince Henri Lubomirski, père de la princesse de Ligne. Ce voyage avait soigneusement été caché à la comtesse Rosalie Rzewuska, mais qui dut sans doute finir par le savoir.

Honoré est toujours amoureux d’Eveline : “Je ne l’avais pas revue depuis Vienne et je l’ai trouvée aussi belle, aussi jeune qu’alors. Il y a sept ans d’intervalle, cependant et elle était restée dans ses déserts de blé comme moi dans le vaste désert d’hommes de Paris…De 1833 à 1843, il s’est écoulé dix années pendant lesquelles tous les sentiments que je lui porte, contrairement à la loi commune, grandi, de tous les chagrins de l’absence, et de toutes les déception que j’ai eues. On ne refait ni le temps, ni les affections” (Petersbourg 14 septembre 1843)

Les amoureux avaient passé plusieurs semaines pratiquement seuls et leurs sentiments en sortirent grandis et plus forts. Le 7 octobre il rentrait à Paris, par voie de terre cette fois.

De son côté Eveline devait rester encore six mois à Saint-Petersbourg. Elle avait obtenu gain de cause mais sans parvenir à se faire rembourser les frais du procès, pas plus que les revenus des propriétés qu’elle n’avait pas touché durant toute la durée du procès. Eveline a des difficultés d’argent et voudrait vendre le bien qui lui appartient en propre et est mal géré, afin de placer le prix de la vente. Elle voudrait aussi faire des économies sur le train de vie mais elle est dépensière et ne sait comment réduire. Balzac étant encore plus dépensier qu’elle et avec un argent qu’il n’a pas ne saurait lui être d’un bon conseil. Et c’est probablement ce que craignait le cousin Hanski qui tentait encore de faire des difficultés.

Elle resta six mois à Wierzchownia puis en novembre 1844 se décida à partir pour Dresde avec Anna. Il aimerait l’y rejoindre mais elle lui interdit. Et ce jusqu’au mois de mai 1845.

Armes de la famille Mniszech
Il est possible qu’elle ait voulu jouir de la ville de Dresde en compagnie de sa fille pour laquelle un projet de mariage se précisait. Anna était sur le point de se fiancer au comte Georges Mniszech (1822-1881). La famille était de premier plan. L’arrière grand-père Jan Karol avait été Grand Chambellan de Lituanie, l’arrière-grand-mère était une comtesse Zamoyska. Il était riche et il convenait non seulement à Anna mais aussi à sa mère, pour toutes ces raisons mais surtout parce que le futur mari, qui avait été présenté par l’oncle Henri Rzewuski, n’avait pas une grande personnalité et ne serait en rien un obstacle dans la relation fusionelle qu’elle entretenait avec sa fille. Balzac fit donc la connaissance du jeune homme quand il arriva à Dresde le 1er mai 1845. Ce mariage ne le satisfaisait pas car les Mniszech n’étaient pas en cour à Saint-Petersbourg et avaient soutenu les opposant aux Romanov au moment de leur accession au trône de Russie. Depuis, ils n’avaient rien fait pour se rapprocher vraiment du pouvoir. Mais Balzac laissa tomber se préventions quand il le rencontra et il dit de lui “ mon bon et unique ami masculin”, ce qui n’était pas gentil pour tous les autres qui l’avenir soutenu dans l’adversité.

Palais Mniszech à Varsovie
par Bernard Belloto (1779)
Ils ne restèrent pas longtemps à Dresde dont la société polonaise scrutait leurs faits et gestes.  Ils partirent pour Bad-Hamburg, près de Francfort. Là, ils retrouvèrent la comtesse Kissélef, fille du comte Stanislas Potocki et de Sophie Glavani, la “belle greque”.

Mais le séjour touchait à sa fin et la prochaine étape du voyage serait Paris.

Georges Mniszech

Eveline et Anna Hanska, Georges Mniszech étant resté en Allemagne, séjournèrent en France du 5juillet au 11 août 1845. A Paris, ils séjournèrent rue de La Tour, dans ce qui était encore le village de Passy, près de la rue Basse où Balzac avait sa maison. Il y vécut de 1840 à 1847, la louant sous le nom d’emprunt de Madame de Breugnol, sans doute par crainte de ses créanciers. Quatre oeuvres majeures y seront écrites, La Rabouilleuse, Splendeurs et misères des courtisanes, La Cousine Bette et Le Cousin Pons. Cette maison est aujourd’hui le Musée Balzac, située 47 rue Raynouard. Elle est la seule des maisons qu’il a occupées à Paris encore debout.
(Elle se visite http://maisondebalzac.paris.fr/).


Maison de Balzac à Passy aujourd'hui


Bureau de Balzac dans sa maison de Passy
Mais Balzac tenait aussi à montrer aux voyageurs la belle France, celle qui servit si bien son imagination : Fontainebleau, Rouen, Tours, Blois. Balzac décrit les villes visitées avec Eveline dans une envolée lyrique, qui décrit son état d’âme dans chacune des villes visitées : “Dresde, c’est la faim et la soif ! c’est la misère dans le bonheur, c’est un oeuvre se jetant sur un riche festin de riche. Cannstadt ( près de Francfort) c’est toutes les friandises d’un dessert, c’est le gourmet essayant, sans le pouvoir, de s’habituer à la gastronomie…Strasbourg, oh! c’est déjà l’amour savant, une richesse de Louis XIV, c’est la certitude d’une mutuel bonheur, et Passy, Fontainebleau, c’est le génie de Beethoven, c’est sublime? Orléans, Bourges, Tours et Blois sont des concertos, des symphonies bien aimées, chacune avec sa nature plus ou moins riante, mais où la souffrance d’un loup jette des notes graves.” C’est une “Carte du Tendre” à la Balzac, car il semble bien que chacune des correspondent à des sentiments éprouvés, mais aussi des privautés obtenues.

Puis ce furent à partir de Strasbourg, la descente du Rhin jusqu’à Rotterdam et la visite des villes flamandes en Hollande et en Belgique. Le 27 août, il se séparent à Bruxelles. Eve exige de lui qu’il renvoie “Madame de Breugnol”, la gouvernante de l’écrivain, dont elle soupçonne qu’elle est un peu plus. Eveline Hanska est une femme jalouse.

C’est en se qualifiant eux-mêmes de “Saltimbanques” que la bande des quatre, Eveline, Anna, Honoré et Georges, passa un an à voyager à travers l’Europe, d’août 1845 à septembre 1846. Pour eux, il est “Bilboquet”. De Baden à Marseille, puis Toulon, à Civitavecchia et enfin Naples le 5 novembre 1845. De là il retourne à Paris pour commencer à chercher une maison digne de l’aristocratique comtesse Rzewuska.

Balzac, Daguerréotype de 1842
A Marseille il avait retenu un appartement à l’Hôtel d’Orient, comprenant un salon, et trois chambres à coucher plus une chambre de domestique. L’argent de la succession Hanski coulait à flots. Eveline vira en faveur d’Honoré 226 000 francs en deux versements, soit près de 600 000€.

Les Polonais restent à Naples tout l’hiver puis Balazc les rejoint à Rome où il arrive le 24 mars 1846. Audience pontificale, visites au prince Michelangelo Caetani, veuf éploré de la cousine d’Eveline, Caliste Rzewuska, fille de la tante Rosalie. Le voyage des “Saltimbanques” reprend. Après Rome, Gênes, les lacs italien, la passe du Simplon pour arriver en Suisse à berne où ils sont reçus par l’ambassadeur de Russie, dont la fille Juliette de Krüdener donnera la description des voyageurs : “Balzac voyage avec une Madame Hanska, une polonaise pleine de grâce, de cordialité est séduisante au possible, malgré son embonpoint oriental. Cette dame est accompagnée de sa fille et de son futur gendre et c’est ainsi que ce quatuor se transporte d’un pays à l’autre de la manière la plus agréable. Ils arrivent d’Italie et se sépareront à Bâle. Les Polonais vont en Allemagne et le célèbre personnage retourne à Paris.”

Il est surprenant de voir comment la société réagit favorablement devant le couple adultère et comment Anna et Georges sont leurs complices sans que cela ne pose problème à personne. Eveline et Honorés sont libre tous les deux, mais la société avait des carcans que la fortune et la célébrité faisaient difficilement sauter. Il est probable aussi qu’ils ne voyaient que qui voulait bien les recevoir, sans chercher à force les portes. Dans l’ensemble les cours allemandes, le faubourg Saint-Germain à Paris ou les palais florentins n’étaient pas pour eux.

A Cracovie et en Galicie, c’est la révolte des paysans contre les grands propriétaires fonciers. Les propriétés de Georges subissent d’importants dégâts mais cela ne vaut pas à ses yeux de se rendre sur place pour les constater et y remédier. Il finira d’ailleurs totalement ruiné.

Mais le grand évènement n’est qu’Eveline est enceinte. Balzac est à la fois heureux à l’idée d’être père et inquiet en raison de l’âge d’Eveline, 41 ans, de la savoir sur les routes et aussi de voir que l’enfant risque de naître hors mariage. Il lui résoudre ce problème et hâter leur union. Il leur faut aussi un toit. Il pense à un château en Touraine ou à un hôtel à Paris.

André Maurois dans son “Prométhée ou la Vie de Balzac”  écrit que Madame Hanska était inquiète de l’instabilité financière de Balzac et lui demanda, en août 1846, de payer ses dettes avant de songer à acheter une propriété

Peine perdue car après quelques visites, plaine Monceau, au Ranelagh, ou à Montparnasse, un mois après, il trouve ce qui leur convient un hôtel. Il s’agit de la partie d’un hôtel qui avait appartenu à Nicolas Beaujon, financier du XVIIIe siècle, rue Fortunée aujourd’hui la rue Balzac, pas loin des Champs-Elysées. Elle comporte un corps de bâtiment entre deux cours. Il la paie à crédit 32 000 Francs, avec un dessous de table de 18 000 Francs. Le prix ne sera payé en totalité par Eveline qu’après la mort de Balzac. Elle y vivra 32 ans et y mourra.


Maison de Balzac
par Paul-Joseph Victor Dargaud (1873-1921)
Mais avant de se marier et de s’installer à Paris, Eveline Hanska veut régler ses affaires en Ukraine. Elle veut aussi marier Anna. Le mariage est prévu pour le 13 octobre 1846 à Wiesbaden. Balzac veut y assister et sera témoin. Il est furieux de constater que les tantes de la mariée, Caroline et Alexandrine, pourtant à Paris n’assisteront pas au mariage.




Anna Hanska
La santé d’Eveline donnait des inquiétudes à ses enfants, qui sans doute ignoraient son état. Mais le 30 novembre elle lui écrit pour lui annoncer qu’elle a fait une fausse-couche, dont nous ignorons la date.

Quand elle est rétablie, le couple Mniszech se décide à la laisser et de reprendre seule le chemin de retour pour l’Ukraine, sans se presser, Berlin, Breslau, le château de Bakonczyce, près de Przemyls en Galicie autrichienne, où habite la mère de Georges qui fait bon accueil à sa belle-fille.

Anna écrit souvent à sa mère des lettres pour raconter les voyages, lettres qui commencent par “Chère adorée bien aimée, Maman chérie”. Cela donne une idée de l’amour profond que la fille avait pour sa mère et la mère pour sa fille.

Eveline de côté regagne Paris où elle s’installe rue de Berri, dans un grand appartement de cinq pièces en rez de jardin d’un hôtel particulier pas loin de sa nouvelle maison. Il faut faire les travaux, il faut décorer et  Honoré se charge d’acheter probablement au plus cher et pas forcément au meilleur goût, meubles et tableaux, se faisant parfois vendre des grandes signatures, sans qu’elles soient forcément authentiques. Mais il faut qu’elle regagne l’Ukraine car le mariage projeté n’est pas sans susciter des problème familiaux et autres. Il l’accompagne jusqu’à Francfort le 12 mai 1847. Ses enfants l’attendent à la frontière austro-russe et ils s’installent tous pour quelques temps au château de Wisniowiec, chez le frère de Georges, André Mniszech, dans leur domaine ancestral.


Château de Wisniowiec
L’iconographie jointe montre bien l’importance de la demeure. Cela montre aussi que Georges, l’aîné, préférait Wierzchownia, qui bien que grand était moins somptueux, par amour de sa femme. Le domaine avait appartenu à un ancien roi de Pologne. Entre 1731 et 1744, le château actuel fut bâti sur les plans d’un élève de Mansard. Les Mniszech le reçurent par succession et le gardèrent jusqu’en 1852.  La demeure n’en comporte pas moins de trois cents pièces, si l’on en croit les “Mémoires d’une Polonaise”, Madame Françoise Trembicka, paru à Paris en 1841. Il y avait en réalité cent vingt pièces principales plus l’ensemble des appartement réservés aux domestiques.  La bibliothèque contenait 16000 volumes. Après plusieurs propriétaires, un prince Demidoff, un neveu du richissime mari de la princesse Mathilde Bonaparte, l’acheta et enrichit encore la bibliothèque.


Château de Wisniowiec aujourd'hui
A Paris, Balzac se débat entre différents problèmes. Il lui faut faire terminer les travaux de la maison et il lui faut faire face à une affaire délicate. Eveline avait exigé de lui en 1845, qu’il reçoive sa gouvernante, Louise Breugniot ou Madame de Breugnol, qui était aussi sa maîtresse, et ce depuis 1840. Il l’avait renvoyée tout en conservant des rapports avec elle car il lui devait de l’argent, soit 15 000 francs ( environs 40 000€) - la dette ne sera soldée qu’en 1849. Et Louise de Breugnole faisait des difficultés. Pire, elle faisait du chantage. En effet elle avait volé vingt-deux lettres intimes envoyées par Madame Hanska à Balzac et voulait 30 000 francs pour les restituer, en menaçant de révéler leur liaison à Georges Mniszech, son gendre. Tout dans cette affaire est ténébreux. Pourquoi Louise de Breugnole aurait-elle menacé d’avertir le gendre, qui après avoir partagé l’intimité du couple ne pouvait rien ignorer de leurs relations ?

Louise Breugnot
Balzac informe Eveline du vol des lettres et porte plainte pour vol. Puis il retire sa plainte et trouve avec Louise un arrangement qui consiste tout simplement à lui payer ce qu’il lui doit.

Il n’est pas interdit d’imaginer que Balzac, en accord avec Louise, ait inventé ce vol afin d’obtenir de l’argent de Madame Hanska qui lui permettait de dédommager Louise.

Nul ne saura jamais ce qui s’est réellement passé. La seule chose certaine et catastrophique pour l’histoire de la littérature est qu’Eveline demanda à Honoré de détruire toute la correspondance, ce qu’il fit nous privant ainsi de l’autre moitié des lettres échangées entre les amants. Il lui écrivit : “Le jour le plus triste et le plus affreux de ma vie ... Je regarde les cendres, en vous écrivant, et je tremble de voir combien peu d’espace prennent quinze ans.”

Le 28 juin 1847, Balzac rédige son testament et institue Eveline comme sa légataire universelle, à charge pour elle de verser à Madame de Balzac mère une rentre annuelle et viagère de 3000 Francs. Il n’est pas sûr qu’être le légataire de Balzac ait été une bonne affaire. Balzac avait placé les 130 000 Francs qu’Eve lui avait donnés en 1845 auprès de la Banque Rothschild.

Action des Chemins de Fer du Nord
Lorsque James de Rothschild a obtenu, avec les financiers Laffite et Blunt, la concession des Chemins de Fer du Nord, Balzac lui demanda de placer la somme en achetant des actions de la concession. James de Rothschild, qui connaissait les dessous de toutes ces spéculations, le lui déconseilla. En effet, les actions émises atteignaient tout de suite un cours élevé, soit 832,50 francs, et c’est à ce cours que Balzac voulait acheter, puis une baisse intervenait car ces actions émise à un nominal de 500 francs pouvaient être achetées avec seulement 125 francs mais il fallait bien à un moment ou à un autre payer le complément. Très souvent, comme il a été vu avec le baron de Hirsch, peu après l’émission l’acquéreur revendait l’action à son cours le plus et empochait le bénéfice, l’obligation de payer le complément restant à al charge du nouvel acquéreur. Bien qu’il sût cela, Balzac passa l’ordre d’achat et engloutit 97 000 francs, achetant au plus haut ce qu’il fut contraint de revendre au plus bas. Une fois de plus il se trouvait dans une situation financière délicate et la maison n’était pas payée.

A ces contrariétés s’ajoute celles de la présence d’Alexandrine, dite Aline, “ si belle que tous les passants la regardent” ( Balzac) la soeur d’Eveline. Elle donne son avis sur tout, se montre jalouse du bonheur de sa soeur qui va avoir un si bel établissement à Paris, à côté duquel Wierchowznia serait tout simplement vulgaire. Le compliment flattait Balzc mais ne devait pas trop plaire à la maîtresse de Wierzchownia. Mais pire que tout, Alexandrine fréquentait le salon du prince Adam Czartoryski (1770-1861) dans le bel Hôtel de Lambert dans l’île Saint-Louis. Il avait présidé le gouvernement provisoire de Varsovie lors de l’insurrection de 1831 et avait été condamné à mort par Nicolas Ier. Pour Balzac, c’était dangereux car tout ceci pouvait se retourner contre Madame Hanska.

Prince Adam Szartoryski
(1770-1861)
Pour comprendre cette crainte, il faut connaître la politique de répression du pouvoir russe à l’encontre de la noblesse polonaise. L’Ukraine avant le troisième partage de la Pologne, était la partie la plus riche de l’Union Polono-Lituanienne qui existait depuis l’Union de Lublin en 1569, créant la” République des Deux-Nations”, union réaffirmée par la constitution polonaise du 3 mai 1791. Le troisième partage de la Pologne en 1795 avait mis fin à cette union et la Russie s’était emparée de la plus grande partie de la Pologne, encore agrandie par le Traité de Vienne en 1814 et après l’insurrection de 1830. De 1839 à 1852, la Pologne annexée, l’Ukraine, la Biélorussie, la Lituanie, la Létonnie avaient mises sous l’administration du général Bibikoff (1792-1870) qui fut l’artisan d’une russification intense et de la destruction de la noblesse polonaise en Ukraine, Volhynie ( aux confins entre l’Ukraine, la Pologne et la Biélorussie)  et Podolie  (située entre l’Ukraine et la Moldavie, en la déclassant. Ces régions comportaient 410 000 nobles au moment de l’insurrection de Varsovie en 1831, le gouvernement impérial russe réduisit leur nombre à 70 000, dont seuls 7000 étaient autorisés à se mêler à ma noblesse russe. En réalité 320 000 nobles se virent privés de leurs titres, de leurs droits civiques et de l’accès à l’éducation. Bien entendu les Hanski et toute leur parentèle appartenaient à la fraction admise dans la noblesse russe mais il fallait peu pour se voir exclu ou déchu de ses droits, voire privé de ses biens.

Troisième partage de la Pologne en 1795
L’occupation russe de la grande Pologne a laissé des traces visibles aujourd’hui dans le conflit qui oppose la Russie aux Ukrainiens. Pologne, Lituanie et l’Ukraine étaient de grandes nations indépendantes de la Russie et seule une conquête militaire les faites russes. La russification à outrance, le non respect de leurs droits et les répressions ont rendu les rapports difficiles entre les deux nations.

La fréquentation du principal salon d’opposition à Paris par la soeur de Madame Hanska pouvait avoir pour résultat de priver celle-ci de ses biens et de ceux de famille. Et c’est bien ce que craignait Honoré de Balzac.


Eveline Hanska de retour à Wierzchownia le 19 juin 1847, devant régler avec Georges la succession du cousin François Hanski dont Anna était la légataire, ne tenait pas à ce que Balzac vint tout de suite la retrouver.

Caricature de Balzac
Elle devait faire face à bien des difficultés dont l’incendie d’un grenier à grain qui lui avait coûté 80 000 francs, et divers procès, son inquiétude devant la situation financière de Balzac, son hésitation à l’épouser à cause de cela. Mais lui bouillait d’impatience de voir ce qui allait être son domaine, lui qui s’était toujours rêvé grand seigneur, et probablement de retrouver son cher “loup-loup”.

Fin de la deuxième partie


15/11/2017

Eve Hanska, Madame Honoré de Balzac

Elle restera pour l’éternité littéraire “L’Etrangère” et pourtant Madame Honoré de Balzac était loin d’en être une. 

Eve Rzewuska 
par Ferdinand Georg Waldmüller en 1835
Eve Rzewuska était née à Pohrebyszcze dans la nuit de Noël, sans que l’on sache exactement de quelle année. En effet, les années diffèrent selon les sources, selon les témoignages et selon l’intéressée elle-même. La date acceptée aujourd’hui est le 24 décembre 1803/5 janvier 1804. La première date correspond au calendrier julien et la seconde date au calendrier grégorien. 

A la suite des trois partages de la Pologne entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, la partie est et sud-est du pays avait été attribuées à la Russie. Les Polonais donc, même catholiques romains, étaient tenus de suivre le calendrier julien conservé par l’Eglise orthodoxe. Rappelons que c’est le pape Grégoire XIII qui en 1582 décida de modifier le calendrier. C’est ainsi le lendemain du 4 octobre 1582 est devenu le 15 octobre 1582. Cette double datation sera suivie tout au long de l’article quand de besoin.

Eve Rzewuska jouait elle-même avec ces confusions de date, avouant à Balzac lors de leurs premiers contacts en 1833, elle avait 27 ans, ce qui la faisait naître en 1806, perdant trois au passage.

Une chose est certaine, c’est son milieu d’origine, la très haute noblesse polonaise. Balzac la disait petite-nièce de Marie Leszczynska, reine de France. Rien n’était moins sûr car il est impossible de trouver le lien de parenté réelle entre les deux femmes…peut-être à la mode de Bretagne, les deux familles se connaissant bien et ayant bien des liens entre elles.


Armes des Rzewuski 
Les Rzewuski sont en effet une très grande famille polonaise, dont les membres ont occupé des positions importantes dans l’ancien royaume de Pologne. 
Son arrière-grand-père le comte Wenceslas Rzewuski ( 1705-1779) a joué un grand rôle dans la Pologne du XVIIIe siècle. Il fut d’abord partisan de Stanislas Leszczynski, élu roi de Pologne le 13 septembre 1733. Quand Stanislas fut évincé du trône par Auguste III de Saxe, Wenceslas Rzewuski partit en exil avec le souverain déchu, qui finit par le délier de son serment, ce qui permit à Wenceslas Rzewuski se rallier le nouveau souverain qui le nomma hetman, soit connétable de la couronne, puis en 1762, voïvode de Cracovie, capitale royale de la Pologne. Stanislas Poniatowski devenu roi en 1763, Wenceslas Rzewuski s’opposa à lui. Cela lui valut d’être enlevé par les Russes, favorables à Poniatowski, et un exil de cinq ans en Russie. Mais il revint sur le devant de la scène, récupérant titres et positions. En 1732, il avait épousé la princesse Anna Colomba Lubomirska.


Position de la Volhynie en Ukraine
Son fils aîné, le comte Stanislas Ferdinand Rzewuski (1737-1786) hérita de ses immenses domaines, en Volhynie et en Ukraine. Son épouse la princesse Catherine Radziwill ( 1740-1789) était la fille de l’homme le plus puissant de Lituanie. et fut richement dotée. Stanislas Ferdinand Rzewuski fut “porte-étendard” du Grand-duché de Lituanie et par son train de vie et ses dépenses inconsidérées mit en péril sa fortune et celle de sa femme. Cette dernière et ses enfants lui firent un procès qu’is gagnèrent en 1785, récupérant ainsi le reste de la fortune soit plus de 100 000 hectares de terre. Il mourut en 1786 laissant cinq enfants : Séverin, Adam-Laurent (1760-1825) Anne (1761-1800) Théophile, morte en 1831 et Françoise. L’oncle maternel des enfants, le brillant Charles-Stanislas Radziwill (1734-1790) s’occupa de marier richement ses nièces. Anne épousa le comte Plater, Théophile devint princesse François-Xavier Lubomirski (1747-1802) puis divorça pour épouser son beau-frère, le mari d’Anna, veuf en 1800. Françoise épousa un homme richissime Jean-Chrysostome Rdultowski (1735-1791).


Severin Rzewuski
Influents et riches les Rzewuski représentaient le prototype de cette grande noblesse polonaise qui constituait un véritable pouvoir politique hostile à l’idée d’une monarchie forte et à toutes les réformes entreprises dans le sens d’une centralisation. Ils étaient de grands féodaux s’appuyant des propriétés immenses. 

Adam-Laurent Rzewuski était une personnalité brillante. Pendant un an de 1789 à 1790, il fut ambassadeur de Pologne à Copenhague. On le surnomma le “beau Rzewuski”. Voici comment est décrit le personnage par un de ses contemporains, lors de sa réception à la cour: “Il avait un magnifique zupan ( robe de dessous) en lamé d’argent, à fleurs d’or, entremêlé de fils de soie de couleurs le plus brillantes; une ceinture de Sluck, toute raidie par sa trame d’or; aux côtés un sabre semé de brillants; sur le zupan un cordon de l’Aigle-Blanc; autour du cou une croix de Saint-Stanislas, et au cou une agrafe de grand prix qui retenait par dessus le zupan un knouts en velours vert magnifiquement et abondamment brodé d’or doublé de zibeline; par dessus encoree une étoile de l’Aigle-Blanc; sur la tête un bonnet de zibeline, avec une aigrette en plume de héron et bien agrafe garnie d’une émeraude de la grosseur d’un thaler, entourée de brillants gros comme des pois. Le dessus du bonnet était cramoisi avec une houppe de brillants; sur des bottes jaunes à fer d’argent retombait un pantalon en satin également cramoisi.”  ( Mémoires de Jan Duklan Ochocki - Wilno 1857) Il était difficile de faire plus somptueux en cette fin du XVIIIe siècle, alors que la révolution avait éclaté en France. 


Adam-Laurent Rzewuski
en grande tenue
En 1790, il fut nommé Castellan de Vitebsk et se maria avec Justine Rdultowska, fille de Joahim Hyppolite Rdultowski. Elle lui apporta une dot de 700 000 ducats d’or. Au troisième partage de la Pologne en 1795, il fit allégeance à Catherine II de Russie  et fut nommé Sénateur de l’Empire russe, Conseiller de la Cour, et Maréchal de la Noblesse du Gouvernement de Kiev. Ce retournement politique peut s’expliquer parce que toutes ses propriétés étaient comprises dans la partie russe de la Pologne partagée. C’était un fin lettré traducteur en polonais de Corneille et de Racine. Il fut membre  de la loge Astrea de Saint-Petersbourg, la plus aristocratique de Russie. 

Sa résidence principale était à Pohrebyszcze, en Volhynie, au sud-est de Berditcheff. Le domaine outre le château comprenait 20 000 hectares de terres. Il lui venait de l’héritage de sa mère. Le château néo-gothique était richement meublé. Voici comment il est décrit en 1881 : “le sol de l’entrée était en marbre blanc, décoré des armes des Rzewuski et des familles apparentées. A gauche de l’entrée se trouvait une chapelle, à droite une grande salle à manger. Les autres pièces étaient utilisées comme bibliothèques, salons ou chambres. Le salon blanc était orné de fort belles mosaïques et de meubles anciens de belle facture…Dans la galerie de tableaux se trouvaient des portraits de famille…La grande salle de bal était divisée en trois parties par huit colonnes corinthiennes, soutenant des poutres couvertes de frises en plâtre. Le plafond était décoré d’une grande rosace d’où pendait un lustre. Les murs et les colonnes étaient récouverts de stuc blanc”  


Pohrebyszcze, domaine d’Adam-Laurent en Volhynie
Parmi les tableaux appartenant à Adam-Laurent Rzewuski des Titien, des Murillo, un Greuze. Pour avoir une idée de ce que pouvait être sa collection il faut voir la collections Czartoriski à Cracovie, qui a permis ses trésors “Le Dame à l’hermine” de Léonard de Vinci, achetée au début du XXe siècle. 

Le couple vécut en grands seigneurs et dépensa une partie considérable de leur fortune


Adam-Laurent Rzewuski
Ils eurent sept enfants. L’aîné Henri (1791-1866) fut romancier. Le second Adam ( 1805-1888) fut général dans l’armée russe. Ernest ( 1811-1869) fut officier dans l’armée russe. Chacun des fils reçut de propriétés considérables, avec château, terres, fortêts et des serfs. Pohrebyszcze revint à Adam. Les quatre fille étaient considérées comme des beautés. Caroline (1795-1885) avait un épousé un homme très riche, Jérome Sobanski. La seconde, Alexandrine, morte en 1878, était Madame Alexandre Moniuszko, grand propriétaire foncier de Biélorussie. Eve devint madame Hanski, épouse d’un seigneur de plusieurs grands domaines. Enfin Pauline ( 1806-1866) épousa Jean Riznic, issu d’une famille d’armateurs et de banquiers à Trieste et à Odessa. Les quatre filles firent donc d’excellents mariages. Leur mère, Justine Rzewuska, était, selon son arrière-petite-fille, une grande dame orgueilleuse, imbue de sa naissance, traitant ses domestiques avec dureté, mais pouvant également être charitable. 


Comtesse Rosalie Rzewuska (1788-1865)
née princesse Lubomirska
Leur tante Rosalie Rzewuska (1788-1865), née princesse Lubomirska, décrit Adam-Laurent Rzewuski et sa famille : “Le castellan Rzewuski était un homme d’esprit remarquable et d’une instruction étendue. Il avait eu maintes occasions d’acquérir l’expérience des hommes et des affaire, et peut-être aimait-il trop à débiter avec emphase des lieux communs sur l’incertitude de la vie et la vanité des biens de la terre. Ses discours vertueux et dévots me semblaient parfois tirés d’un répertoire où ils auraient été préparés pour servir à volonté…Sa femme et ses enfants firent sous sa direction un cours de principes, comme on ferait un cours de littérature, et le goût déterminant seul le choix des opinions, elles firent chaos dans la tête des Rzewuski sans qu’ils tinssent le moins du monde à faire triompher une idée aux dépens d’une autre. Monsieur et madame Rzewuski avaient élevés leurs enfants au fond d’une campagne solitaire. Ils les avaient initiés à force de livres, à des idées vaniteuses en mondaines, telles qu’on aurait pu les prendre à Paris ou à la cour. Madame Rzewuska voulait de toute force que ses filles se marient grandement. Elle les entretenait continuellement de tous les partis qu’elle pouvait faire et les préparait à recevoir la visite des personnages que ses voeux appelaient secrètement. Ainsi l’une de ses filles devait tenir un livre entr’ouvert, l’autre dessinerait, la troisième broderait; enfin il y avait des poses de commande, auxquelles s’exerçaient les jeunes personnes, et qui devaient charmer leurs futurs adorateurs.” ( Mémoire de la comtesse Rosalie Rzewuska, publiés à Rome 1939-1950, T II page 301-302)

Cette description des jeunes filles attendant la venue de l’élu de leur mère n’est pas sans rappeler celle faite par Jane Austen dans “Orgueil et Préjugés” où l’on voit les cinq soeur Bennett poser sous les ordres de leur mère. 

Une autre critique éclaire le caractère des quatre soeurs : “Les dames de la famille Rzewuski subjuguaient régulièrement ceux qui ls approchaient par une certaine beauté qui appartenaient à elles seules et par une froide splendeur de l’intelligence, par un esprit qui évoquait infailliblement le froid scintillement des stalactites.” (S.Wasylewski dans “l’Amour romantique”, Poznan 1928)

Ces deux portraits donnent une image négative des soeurs Rzewuski, sorte de bas-bleu aristocratiques, attendant de trouver leurs égaux pour convoler. 


Armes de la famille Hanski
En 1819 Eve épousait Venceslas Hanski (1782-1841) issu d’une famille ancienne noble, bien que moins illustre que les Rzewuski mais fort riche. Il avait 37 ans, elle en avait 15. Aujourd’hui cette différence d’âge peut surprendre mais pas à l’époque et surtout pas dans leur milieu, le mariage reposant sur des intérêts mutuels bien compris. Il était très riche. 



Venceslas Hanski par Josef Kriehuber
Cela comptait pour elle car salon la loi polonaise, elle n’avait droit qu’à une infime part de l’héritage de ses parents et si elle voulait continuer à vivre sur le même pied, seul un mariage de raison pouvait le lui offrir. Elle était jeune et belle. Cela devait compter pour lui qui faisait ainsi une fin splendide. Son épouse était en outre une jeune femme cultivée, parlant quatre langues, outre le polonais, le russe, le français, l’anglais et l’allemand. Il était de règle dans la haute société de l’époque, notamment dans l’empire d’Autriche ou dans l’empire russe, de parler les langues étrangères majeures. Manquait à la polyglotte, l’Italien, la langue dite de l’amour. 



Eve Hanska en 1825 par Holz von Sowgen
Le mariage fut donc célébré entre le 7/19 février 1819, date du contrat signé entre les parents et le fiancé, et le 13/25 mai de la même année, date de la donation d’usufruit entre les époux. L’acte de mariage lui-même n’a jamais été trouvé. 

Dans le monde de l’aristocratie russo-polonaise, les Hanski, même non titrés, ne sont pas n’importe qui, à la fois parce qu’ils sont nobles et surtout parce qu’ils sont très riches, et ce depuis le XVIe siècle. Plus propriétaires terriens que politiques, ils n’ont jamais accédé aux grand honneurs. Mais posséder plusieurs domaines avec tous les villages dans le gouvernement de Kiev, avoir des serfs, pouvoir acheter du prince Gaspard Lubomirski le domaine de Wierzchownia, près de la Volhynie,  ce n’était pas rien.

Jean Hanski, le père de Venceslas, était toutefois sous-palatin de Kiev, porte-étendard de Zytomierz, chevalier de l’ordre de Saint -Stanislas.  Sa mère, Sophie Skorupka, avait apporté un domaine de plus. Outre Venceslas, le couple eut trois filles, Marie épouse de Joseph Morzkowski, Monique épouse de Stanislas Bukar et Joséphine épouse de Venceslas Boreyko. 

Venceslas Hanski a hérité de ses parents une fortune considérable, ses soeurs devant se contenter de la portion congrue. En 1804, il est chevalier de Malte, dans la branche russe. Il est nommé maréchal de la noblesse du district de Zytomierz. Maçon, il s’intéressa au développement des écoles polonaises dans sa région. 

On ne sait pas grand chose de la vie de ses soeurs. On peut noter que la descendance de Monique Bukar se retrouve chez les Walewski. L’une de ses petites-filles, la petite-nièce de Wenceslas, Octavie, née en 1822, a  épousé le général-baron autrichien, Jean-Baptiste de Löwenthal (1804-1891). Leur fille Séverine épousa en 1863, Louis Charles Elie, 2ème duc Decazes, qui fut ministre des Affaires étrangères de la IIIe République naissante. Sans avoir ancêtres et alliances princiers, ils sont situés au niveau le plus haut de la société aristocratique du XIXe siècle.
Louis 2ème duc Decazes ( 1819-1886)

Mais le couple Hanski, qui ayant trouvé un intérêt mutuel au mariage, n’est pas assorti. Il est dépressif, elle est sensuelle, rêveuse avec des tendances au mysticisme. La tante d’Eve,  Rosalie Rzewuska raconte dans ses mémoires cités plus haut :

“Hanski, riche, parcimonieux, désireux d’augmenter et de préserver sa fortune,a fait compris que si sa femme avait plus d’esprit que lui, il avait plus de raison qu’elle et qu’il devait la mener à la lisière. Pour lui faire éviter les dangers qu’il redoutait, il prit le parti de l’en éloigner et la garda, pendant maintes années, dans une campagne solitaire à Wierzchownia, où il s’était plu à bâtir un beau palais, à créer des jardins dispendieux, à établir de superbes fabriques. Il y avait beaucoup de serviteurs, des cuisiniers, des confiturière, un orchestre, que sais-je enfin, un grand état de maison, et tout ce qui peut contribuer aux jouissances de la vie. Il satisfaisait toutes les fantaisies de sa femme, lui achetait beaucoup de bijoux et de livres mais la tenait éloignée du grand monde.” (Mémoire de la comtesse Rosalie Rzewuska, publiés à Rome 1939-1950, T I page 432) Or Eve avait été élevée pour le grand monde.

Wierzchownia était un domaine de 20000 hectares avec 3000 serfs dont 300 domestiques de maison qui avait été construite quelques années auparavant, dans le style néoclassique de l’époque, superbement meublée. Les murs étaient ornés de tableaux achetés à Londres ou Milan, la superbe vaisselle venait de Chine et 25 000 ouvrages composaient la bibliothèque. Hanski était fier de dire qu’aucun meuble n’était russe. 


Situation du domaine de Wierzchownia en Ukraine
La journée au milieu de ces splendeurs, toutefois, y était morne pour Eve. Son mari passait la plupart de son temps à surveiller son domaine et le soir se retirait tôt après le dîner, 


Château de Wierzchownia
laissant sa femme seule. On suppose qu’il aimait sa femme, sans être amoureux d’elle. Et la différence d’âge se faisait sentir. Le couple eut cinq enfants, dont seule la troisième Anna Maryanna Jozefa survécut. Elle naquit le 14/26 décembre 1828 à Wierzchownia. 

Eve passait ses soirées seule dans cette maison immense et isolée, que d’aucuns appelaient palais, terme bien fait pour séduire Balzac. Elle ne fréquentait pas les quelques dames des environs car leur société l’ennuyait. Elle n’aimait pas aller à Saint-Petersbourg dont la cour l’ennuyait également. Elle n’aimait pas recevoir les nobles visiteurs qui parfois s’annonçaient. 

La fratrie Rzewuski entretenait dans l’ensemble de bons rapport entre ses membres; Compte tenu des distances qui les séparaient les uns des autres, ils s’écrivaient beaucoup et se visitaient parfois, pour de longs séjours. Il n’est pas inintéressant de savoir qui ils étaient car chacun a joué un rôle plus ou moins important sans sa vie. Et comme dans toutes les fratries, il y eut des hauts et des bas dans leurs relations. 

Noble polonais


Eve Hanska, dans son grand château, s’ennuyait de la vie intellectuelle, bien plus brillante, qu’elle avait connue chez ses parents que chez son mari. 



Château de Wierzchownia en 2010
Son frère Henri, né en 1791, surtout lui manquait. Les lettres échangées entre eux ne suffisaient pas à combler le vide. Henri, après son Grand Tour qui le mena partout en Angleterre, en Allemagne, en Italie et surtout à Paris, rentra en Pologne pour y recevoir l’héritage de son père et se marier avec une femme laide, riche et vertueuse, Julie Grocholska ( 1807-1867). Puis la vie mondaine reprit le dessus, cette fois à deux. Tout d’abord à Saint-Petersbourg, puis à Rome où ils rencontrèrent Lamennais, Lacordaire et le poète polonais Mickiewicz. Ce dernier l’encourage à écrire, après avoir été charmé par ses talents de conteur. Il ne fut sans doute pas un bon écrivain mais il écrivait et publiait, ce qui aux yeux de sa soeur était déjà remarquable. 

Henri Rzewuski
Elle lui écrivit en 1833 : “Mon cher frère - malgré que vous ne me répondiez pas - renforcé peut-être dans votre orgueil de chef de famille, de grand propriétaire, grand agronome, grand horticulteur, que sais-je ? - je ne dis pas grand homme de lettres car, en vérité, chez ces Messieurs, il y a moins d’orgueil que chez les planteurs de choux aussi n’est-ce ni au lord, ni au quitte que je m’adresse, ce n’est non plus ni à l’agriculteur, ni à l’horticulteur, ni au planteur de choux…enfin, c’est en mettant de côté toute suzeraineté de Cudnow ( domaine d’Henri)…c’est à l’auteur de beaucoup de belles et grandes choses qui n’ont qu’un défaut, c’est celui d’atre griffonné en vilaines pattes de mouches…c’est à l’aimable Voyageur, l’aimable causeur devant la causerie duquel toutes les causeries du monde pâlissent, enfin c’est à mon vieux de science & jeune de coeur Henri que je jette le gant du défi en lui criant “Rends gorge déloyal, ou crie merci”. Comment pas un petit mot de réponse, pas un seul mot un pauvre petit mot. Allez, vous êtes un ingrat.” 

Domaine de Cudnow appartenant à Henr

Dans cette lettre, Eve se moque gentiment de son frère, en lui reprochant de ne pas lui écrire, mais elle exprime surtout son admiration.

La tante Rosalie dit d’Henri : “Il a prodigieusement d’esprit et de mémoire; il a beaucoup lu et rien oublié. Il a beaucoup écouté son père, et s’est si bien pénétré de ce qu’il lui a entendu raconter dur le passé, qu’il s’est incarné pour ainsi dire, et qu’il sait le décrire comme s’il y avait assisté.” Il avait en effet publié un recueil en 1839 “Souvenirs de Séverin Soplica, échanson de Parnava” une évocation de la Pologne du XVIIIe siècle.Il était devenu un auteur à succès. Et la tante de continuer “ Henri Rzewuski est un auteur distingué qui n’a point le talent d’inventer, mais la lumière des siècles passés se reflète si fortement dans son esprit que l’on croirait qu’il ne peint que ce qu’il a vu…On peut dire que son esprit est mal vêtu et qu’il ne s’agirait que de changer son costume, pour mieux le faire valoir. h-Henri est dévot et tient aux pratiques de la religion; il connait le bien et le mal…Mais l’habitude l’a vaincu; ses forces morales sont usées, il est bavard et se compromet lui-même et les autres…Il est incapable suite dans ses démarches et résolutions; il n’ aucune affection véritable, il juge avec sévérité ceux qui lui tiennent de plus près et ne résiste point à la tentation de les ridiculiser pour faire rire les spectateurs…Ne disait-il pas parlant de ses frères et de ses quatre soeurs “Pour me débarrasser de celles-ci, je sacrifierais volontiers ceux-là”. (Mémoires Tome II page 302-303)


Oeuvre d'Henri Rzeswuski 
publiée anonymement à Paris

Henri Rzewuski, le frère préféré d’Eveline, ne semble pas être le plus sympathique. Mais pour elle qui s’ennuie au fond de sa campagne, la vie de son frère et surtout ses capacités intellectuelles sont un phare. 

Caroline Rzewuwka, née en 1796, était aussi l’aînée d’Eveline. La comtesse Rosalie Rzewuska, mine de renseignement sur la famille, mais pas toujours très charitable dit d’elle : “ Caroline était remarquablement séduisante, et malheureusement pour elle, ses succès ne furent que trop nombreux. Sa faiblesse l’entraînait plus que son coeur, et bien qu’elle eut voulu romancer ses erreurs, en les attribuant à l passion, le monde les jugea sévèrement. Elle ne cherchait point à se disculper, et on se demandait parfois si elle était humble ou effrontée.” ( Mémoires II, page 302)

Il faut dire à la décharge de Caroline qu’elle avait été mariée en 1813, l’âge de 17 ans, à Jérôme Sobanski qui avait 34 ans déplus qu’elle et se trouvait être à un an près de l’âge de son père. Il était un richissime propriétaire foncier de Poldolie - province située au centre-ouest de l’Ukraine, partagée aujourd’hui entre l’Ukraine et la Moldavie. L’union ne dura pas. Après la séparation en 1816, le divorce fut prononcé en 1825. Le couple eût toutefois une fille Constance qui épousa en 1835 le prince Xavier Sapieha (1807-1833). Rappelons ici que la grand-mère de la reine des Belges, Mathilde, était née Sophie, princesse Sapieha-Komorowska (1919-1997) et que son arrière-grand-mère était la comtesse Teresa Sobanska (1891-1875). 
Caroline Rzewuska
Caroline Rzewuska était une beauté célébrée : “ Je me souviens de ses apparitions vers 1830…je me souviendrai toujours de toque écarlate en velours ornée d’une plume d’autruche qui allait extrêmement bien à sa garde taille, à ses épaules opulentes et à ses yeux ardents.” Telle que la décrit un contemporain.

A peine séparée de son mari, elle devint la maîtresse du général Ivan Ossipovitch Witt (1781-1840).

Général Ivan Ossipovitch Witt
Une digression dans la vie de la fratrie Rzewuski avec la présentation de la mère de l’amant de Caroline, Sofia Clavone ou Glavani, permet de comprendre mieux leur situation :

“Sofia Clavone naquit dans la ville turque de Bursa le 11 janvier 1760. Son père, Constantin Clavone était un pauvre marchand de moutons (certains disent qu’il était boucher), et sa mère, Maria, une beauté locale. Lorsque Sofia eut douze ans, la famille déménagea dans la grande ville de Constantinople, et s’installa dans le quartier grec de Phanar. Sofia et sa sœur vécurent dans ce quartier jusqu’à la mort inopinée de son père, lorsque la jeune fille eut atteint ses quinze ans. Sa mère fut obligée de se remarier à un arménien pour survivre.


Sofia Clavone ou Glavany (1760-1822)
En 1776, toute la famille perdit sa maison lors du grand feu qui ravagea Constantinople. La mère de Sofia y perdit son deuxième mari, et elle entreprit de demander de l’aide à l’ambassadeur polonais, Boskamp Lyasopolskomu. Ce dernier, séduit par la détresse de cette mère, et de ses deux jeunes et jolies filles, consentit à les aider, mais en contrepartie, il réclama la jeune Sofia comme maitresse en échange de 1 500 piastres.

La mère accepta sans sourciller de monnayer sa fille, et Sofia s’installa avec sa famille dans un coin de l’ambassade. Sofia et sa soeur apprirent le français avec les filles de l’ambassadeur polonais (car il était bien sûr marié). La mère de Sofia décida d’utiliser la beauté de ses filles pour survivre, et quelques mois plus tard, la sœur ainée de Sofia rejoignait le harem du pacha turc en tant que concubine.

Quant à Sofia, pendant deux ans, elle devint la maitresse de l’ambassadeur polonais. Rappelé à Varsovie le 27 mai 1778, Boskamp Lyasopolskomu installa la jeune fille à Constantinople dans un appartement loué chez l’interprète turc de l’ambassade, et mis sur la banque au nom de Sofia la somme de 1 500 piastres à titre de dot. Mais la jeune fille n’était toujours pas libre de ses mouvements.

En effet, en décembre 1778, Sofia reçut l’ordre de rejoindre l’ambassadeur polonais à Varsovie : en effet ce dernier lui promettait de lui trouver un riche marchand polonais pour mari, lui ne pouvant (et ne voulant) l’épouser puisqu’il était déjà marié.

Sofia se mit en route en janvier 1779 pour rejoindre la capitale polonaise, en compagnie des tuteurs nommés par Boskamp, et voyagea à travers la Bulgarie : en avril, elle arriva à Kamenets Podolsk en Ukraine Elle y rencontra le commandant du fort local, Joseph de Witte (d’origine hollandaise) qui tomba amoureux d’elle. Déjouant la surveillance dont elle était l’objet, Sofia rejoignit le fougueux officier qui lui proposa le mariage. Désireuse de quitter son état d’esclave sexuelle, la jeune femme accepta.

Le jeune couple se maria le 14 juin 1779 dans l’église catholique du village de Zinkovtsy, sans l’autorisation des parents du jeune homme. Sofia avait alors dix-neuf ans, et Joseph de Witte en avait quarante. C’était un bel homme qui était devenu lieutenant général dans l’armée russe et avait la faveur de l’impératrice Catherine II.

Le jeune couple passa deux ans à Kamenetz Podolsk où le mari détenait le titre de commandant de la forteresse russe, puis le comte de Witte emmena en 1781 sa jeune épouse pour un tour de l’Europe. Dans toutes les capitales d’Europe, la beauté de la jeune femme va susciter l’admiration de tous.

La reine de France accueillit le jeune couple à Trianon, où Sofia de Witte attira les regards du jeune comte d’Artois, frère de Louis XVI. Cet incorrigible séducteur semble avoir mis la jeune femme dans son lit. Elisabeth Vigée Lebrun fera un portrait de Sofia, elle relatera dans ses mémoires que « la jeune femme était vraiment très belle, mais qu’elle le savait et qu’elle en jouait outrageusement ».

En 1782, le couple revint à Kamenetz en ayant fait halte à Vienne après avoir traversé la Moravie et la Slovaquie. Cette année là, le père de Joseph de Witte mourut, et Sofia prit le titre de comtesse de Witte. Son mari reçut du ministre russe Grigori Potemkine le grade de commandant de Kherson, et 6000 roubles de salaire par an.

La première mention de la liaison de Sofia (âgée de vingt-neuf ans) et de Grigori Potemkine (âgé de cinquante ans) date de 1789 : à cette date, elle est l’invitée d’honneur du camp militaire d’Otchakov, où le prince Potemkine ordonna des bals et des collations dont la belle comtesse de Witte est l’invitée d’honneur. A cette époque, son mari se vit conférer le grade de général de l’armée russe.

Mais le prince Potemkine meurt en 1791, dans les bras d’une autre de ses maitresses, laissant Sofia sans protecteur.

Comte Stanislas Potocki 
par Jean-Baptiste von Lampi
Dans le courant de l’année 1792, Sofia rencontra celui qui allait devenir son deuxième époux, le plus riche magnat de l’Ukraine : un comte général polonais du nom de Stanislav Schensny Potocki, ; c’était un homme marié de quarante ans (il avait onze enfants de sa deuxième épouse Jozefa Mniszech) et le coup de foudre entre Stanislav et Sofia fut immédiatement réciproque. Elle devint rapidement sa maitresse, et lui donna trois enfants illégitimes Konstantin (né en 1793), Nikolai (né en 1794) et Helena (née en 1797).

Potocki, amoureux fou de Sofia, proposa à Joseph de Witte, époux de Sofia d’engager une procédure de divorce en échange de deux millions de zlotys. Le mari de Sofia accepta (sa femme était devenue depuis plusieurs mois la maitresse de Potocki et l’avait quitté) et la jeune femme entama la procédure : elle obtint un divorce catholique légal en février 1796. Quant à Potocki, il divorça de son épouse seulement après la mort de Catherine II en 1798. Potocki épousa Sofia le 17 avril 1798 dans une cérémonie orthodoxe à Toultchine, Sofia était alors enceinte de son fils Alexandre qui naitra à la fin de l’année 1798, et qui devait devenir son fils préféré. Après ce mariage, elle devint officiellement Sofia Potocka.

Au moment de son troisième mariage, Potocki venait de prendre sa retraite de général d’infanterie de l’armée russe : c’est ainsi qu’il se retira avec Sofia sur ses terres de Tulczyn en Ukraine (232 km au sud-ouest de Kiev) où les Potocki possédait un palais magnifique (qui existe toujours) dont il a été parlé sur ce site. http://www.noblesseetroyautes.com/palais-potocki-a-tulchyn/

Le ménage fut heureux malgré les crises de mysticisme de Stanislav vers la fin de sa vie, jusqu’au jour où Sofia tomba amoureuse de son beau-fils, Feliks Georg Potocki (issu du précédent mariage de Potocki) et de seize ans plus jeune qu’elle. Les rumeurs disaient qu’il était probablement le père du dernier enfant de Sofia : Boleslaw. Son mari (qui semble n’avoir pas soupçonné la liaison de sa femme) eut le bon gout de mourir le 15 mars 1805, et Sofia rompit sa liaison avec son beau-fils qui devait mourir en 1810 sans s’être jamais marié.”
(Sources http://www.logpatethconsulting.homeip.net/blogpress/?p=2107)


Sofia Clavone 
par Elisabeth Vigée Lebrun en 1781

La légende veut que l’empereur Joseph II, après l’avoir rencontrée à Spa, fut si impressionnée qu’il demanda à Mozart de composer quelque chose en son honneur sur le thème du harem. Peut-être fut-elle à l’origine de “L’enlèvement au Sérail” ? Il recommanda à sa soeur Marie-Antoinette de la recevoir et la reine fut à ce point charmée par elle qu’elle l’appelait sa fille adoptive.

Cette longue digression permet de mieux comprendre que Caroline n’eut aucune hésitation à  vivre officiellement en concubinage avec un homme en vue et sans que personne n’y trouve vraiment à redire, tant leurs alliances étaient illustres, leur fortune immense et la société  de l’époque permissive, même si la partie prude de la société d’Odessa où le couple résidait se montrait choquée. 

Witt était marié à une princesse Lubormirska et ne divorça pas, alors qu’en Russie à l’époque, il pouvait facilement le faire, comme sa mère l’avait fait pour devenir comtesse Potocka. Il était le chef des colonies militaires du sud de la Russie, dont faisait partie la Crimée et un spécialiste de la police politique durant les dernières années, despotiques, du règne d’Alexandre Ier. 

Cela n’empêchait pas Caroline de jouer les coquettes et les poètes exilés en Russie, comme Adam Miskiewicz (1798-1855), 

Adam Miskiewicz (1798-1855)
ou même à Saint-Petersbourg comme Alexandre Pouchkine (1799-1837). Ils ne semblent pas avoir obtenu ce qu’ils désiraient car en 1830, il lui écrivit ceci “ Vous vous jouez de mon impatience, vous semblez prendre plaisir à me désappointer, je ne vous verrai donc que demain - soit. Cependant, je ne puis m’occuper que de vous…”

On ne sait ce qui s’est passé le lendemain, mais Pouchkine quitta brusquement Saint-Petersbourg pour aller se marier à Moscou.



Pouchkine 
par Tropynin en 1827
Witt fut nommé gouverner militaire de Varsovie en août 1831. Elle le suivit.

On retrouve ici la tante Rosalie : “ Faible jusqu’à la lâcheté, d’un caractère indécis et chancelant, elle n’avait qu’une seule volonté positive, celle de séduire et de plaire, la grâce de son langage et de sa figure eût désarmé les juges les plus sévères.” (Tome II p.206-207)


Caroline Rzewuska
Mais le général Witt se lassa de la belle Caroline. Quand soupçonnée d’aider ses compatriotes polonais, et que Saint-Petersbourg se lassa du scandale de la liaison, elle reçut  du Tsar l’ordre de quitter Varsovie, sans que son amant y ait trouvé à redire. 

Il ne semble pas que Caroline ait vraiment aidé ses compatriotes car lorsqu’elle reçu la lettre elle répondit au comte de Benckendorf, ministre de la police de l’empire : “ J’ose dire que jamais femme n’a été dans le cas de montrer plus de dévouement, plus de zèle, plus d’activité pour le service de son Souverain que j’ai mis souvent au risque de ma perdre, car vous ne pouvez ignorer, mon général, qu’une lettre que je vous ai adressée d’Odessa a été saisie par les insurgés de Podolie et qu’elle a mis contre moi, haine et vengeance dans le coeur de tous ceux qui en eu connaissance…le plus profond mépris que je porte au pays à qui j’ai le malheur d’appartenir ( la Pologne) ; tout cela devait me mettre  au dessus des soupçons dont je suis maintenant la victime. Tous les intérêts de ma vie ne s’attachent donc qu’à ceux de Witt et les siens sont toujours à la gloire de son pass et de son Souverain…que mon coeur honore comme Mon Maître et chérit comme un père qui veille sur nos destinées à tous…Je vis donc des Polonais, j’en reçus même quelques-uns qui répugnaient à mon caractère…Je ne succombe que sous une idée - c’est celle que le courroux de Sa Majesté se soit fixé un seul instant sur celle dont la seconde religion ici-bas est son dévouement et son amour pour son Souverain.”  ( archives d’état  de la Fédération de Russie in Roger Perrot - Eve de Balzac éditions Stock 1999 - L’ensemble des documents cités dans cet article provient en garde partie de cet ouvrage)

Il semble qu’elle n’ait pas vraiment aidé les Polonais et quand on sait comment l’insurrection de Pologne en 1830 et 1831 fut réprimée par les troupes russes et que l’élite de la société polonaise dut fuir à l’étranger pour ne pas finir en Sibérie et que leurs terres furent confisquées, une telle lettre laisse un goût d’amertume. 

Caroline Rzewuska était non seulement lâche mais aussi traître à sa patrie. 

Le couple toutefois reprit sa vie commune quand Witt fut à nouveau nommé à Odessa. le belle Caroline séduisit alors le maréchal Marmont duc de Raguse qui fut reçu par eux, au point qu’elle envisagea un moment de le rejoindre à Rome. Witt s’amouracha de la femme de son demi-frère la comtesse Marie Potocki. Devant son refus, Witt perdit la raison et finit par mourir gâteux. 

Caroline se remaria en 1837 à Stéphane Chircowitz, aide de camp de Witt, amoureux d’elle depuis longtemps.

La tante Rosalie approuva ce mariage et écrivit à Eve Hanska : “ …Votre sévérité envers Caroline, vous avez eu tort surtout de la lui témoigner. C’est votre aînée, puis sa conduite ne vous regarde point…” 
Il semble donc qu’Eve ait été choquée par la conduite de sa soeur et par son remariage rapide après la mort de Jean Sobanski dont elle était séparée depuis 1816, soit vingt et un an après. Cela est étonnant car on ne sait pas si Eve était choquée par la liaison de sa soeur avec Witt. 

Eve toutefois alla faire une visite à sa soeur quelques temps après. Elles s’étaient réconciliées. Il est possible que la mort de la fille de Caroline, Constance princesse Sapieha, le 2 janvier 1838, ait aidé Eve à surmonter son jugement sévère. Caroline avait pris la route pour se rendre chez les Sapieha en Lituanie et en arrivant au château de Wysokie, elle eut la douleur de trouver un catafalque dressé dans la grande salle de réception sur lequel reposait Constance. Eve avait perdu trop d’enfants pour ne pas compatir à la douleur de sa soeur. 

En 1844, Balzac dans une lettre à Eve la met en garde contre sa soeur alors que cette dernière est en visite à Wierzchownia : “ Chère, Votre soeur Caroline joue la comédie, et je ne sais quoi j’ai le plus à admirer de votre admirable simplicité dans votre confession ou de sa duplicité…Ne vous laissez plus prendre à rien.”

Caroline voyage beaucoup alors que son mari a perdu ses divers emplois dans l’armée. Nommé gouverneur de Bessarabia en 1845, mais perdit son poste à nouveau et mourut d’une crise cardiaque en 1846.

Elle fut alors une veuve joyeuse car son mari était un homme trop sérieux et elle s’ennuyait avec lui, probablement obligée à plus de contrainte qu’avec Witt. 

Caroline rejoint sa soeur à Paris. Elles fréquentent plus le monde de la littérature que le grand monde aristocratique, où leur style de vie ne pouvait que détoner dans l’atmosphère prude et confinée de la Monarchie de Juillet. Elles sont riches et indépendantes.

Jules Lacroix (1809-1887)
Caroline s’éprend de Jules Lacroix (1809-1887), de quatorze ans son cadet, auteur mineur, qui a produit des oeuvres poétiques et en 1858 une pièce montée au Théâtre Français, Oedipe-Roi. Il était aussi un cousin de Madame Ingres. Ils se marient le 6 novembre 1851 à La Madeleine. Eve ne semble pas heureuse de ce mariage. Le couple mène la vie de la grande bourgeoisie européenne, entre la saison d’hiver à Paris, des séjours dans les différents châteaux en France ou en Ukraine, appartenant à leurs amis et à leurs familles et des cures à Carlsbad.

Le couple dès lors restera proche d’Eve devenue Madame de Balzac.

Caroline, née comtesse Rzewuska, épouse Sobanska, maîtresse officielle de Witt, veuve Chircowitz et enfin Madame Jules Lacroix mourut à Paris le 16 juillet 1885, deux ans avant son mari. 

Sa vie fut riche en aventures et rebondissements. Balzac de l’aimait pas du tout et peut-être n’avait-il pas tort car le personnage n’est pas très sympathique.

Les autres membres de la fratrie sont Alexandrine, Adam, Ernest et Pauline. Leur vie fut plus conforme aux règles de leur milieu.

Alexandrine, appelée Aline, était née avant 1803. Elle fut une victime de sa soeur Caroline qui eut une aventure avec son fiancé Nicolas Jaroszynki et ce dernier se suicida. Aline fut mariée en 1831 avec Alexandre Moniuszko, lui aussi grand propriétaire foncier dans la région de Minsk. Il était aussi chambellan de l’empereur de Rusisie au moment du mariage. Leur différence d’âge était de deux ans. C’était un homme de goût et de culture. Il mourut très jeune, en 1836, laissant sa veuve et deux filles, Pauline et Ernestine. 

Sa petite fille, Alexandrine Wankowicz, la décrivit ainsi : “ C’était le type de la grande dame d’autrefois, très distinguée, très soignée et aimant la toilette, petite de taille et, il m’aurait semblé, moins jolie que ses soeurs, artiste dans l’âme, jouant du piano si merveilleusement bien qu’un jour, il parait que Liszt, sans qu’elle le sache au salon, l’a applaudie par un “bravo, madame la comtesse, bravo!”

Franz Liszt 
par Miklós Barabás (1847)
La présence de Liszt chez Aline montre bien le haut niveau culturel et artistique dans lequel évoluaient les Rzewuski. Balzacc la trouvait provinciale, prétentieuse et ennuyeuse. Mais son jugement n’est pas objectif car il semble vouloir plaie à Eve en disant cela, les deux soeurs ayant toujours eu de relations compliquées. Mais de toutes les soeurs, c’est celle qui a le mieux connu Balzac, les deux entretenant aussi des relations compliquées. 

Elle séjournait à Paris au moment de la révolution de 1848 “ divinement mise, d’un petit air jeunet, à ravir, inquiétant, elle doit avoir des idées de mariage; elle voudrait avoir ses fonds et ses économies pour profiter du moment…Hier j’ai vu votre soeur, elle est toujours la femme du monde la plus heureuse d’être ici…” (Balzac dans une lettre à Eveline). Ces compliments ne devaient pas trop lui faire plaisir car elle était restée elle à Wierzchownia. Et ce d’autant moins qu’il la voit au moins une fois par semaine et l’emmène avec sa fille au théâtre. Elle séjournera ensuite fréquemment à Paris, avec ses filles, voyant Balzac fréquemment puis après sa mort, sera proche d’Eve dont elle accepta souvent l’hospitalité. 

Elle mourut en 1878, laissant une postérité dans la famille du comte Martini-Bernardi de Florence, mari de sa fille Ernestine. Elle senble bien avoir été une grande dame jusqu’à la fin, menant une vie digne et sans scandales.


Villa Martini-Bernardi à Florence


Adam, né en 1805, meurt en 1888. En 1826, il rejoint l’armée sous le commandement de l’amant de sa soeur Caroline, Jean Witt. Il eut une belle carrière militaire. Comme sa soeur, il choisit le parti en aidant activement à la répression de l’insurrection polonaise en 1831. Il eut une carrière classique, dont le commandement militaire de Kiev, et finit général. Il fut créé comte de l’empire russe. Il fut aussi actif dans la maçonnerie russe. Il posséda les domaines de Wierzchownia, acheté à sa nièce, et Pohrebychtche, par héritage de son père. Marié deux fois, il eut une fille de sa seconde épouse, Catherine devenue par mariage princesse Guillaume Radziwill. Sa postérité, dans les Radziwill et les Blucher est éteinte. Eve et lui ont toujours entretenu d’excellentes relations. 

Général Adam Rzewuski
Pauline, la dernière des filles, née en 1808, épousa Jean Ricnic (1792-1861), en 1826. Il était d’une famille d’armateurs et de banquiers ayant des comptoirs à Trieste et à Odossa, où elle le rencontra chez sa soeur Caroline. D’une famille patricienne de Raguse, sa mère étant une princesse Mavrocordato, il appartenait à la famille des Obrenovicz, la famille princière de Serbie qui fut détrônée par les Karageorgevicz. Bien qu’étant dans le commerce, il appartenait à un milieu avec lequel une alliance n’était pas déchoir. Pauline fut amie de la reine de Naples, Caroline Murat, alors en exil à Trieste et c’est à elle que fut vendue le Palais Ricnic de Trieste quand des revers de fortune, suite à des impayés de fourniture de la part du gouvernement russe, atteignit la famille. Ils s’installèrent alors dans le petit domaine de Hopczyça, un manoir agréable, différent des fastes de Pohrebychtche, reçu en dot à son mariage. Sa fille Marie (1827-1895), épouse en premières d’Edouard comte Keller, fut une des beautés de son époque. Elle divorça en 1876 pour se remarier en Angleterre à Charles Saint-Yves (1842-1909).

Comtesse Marie Keller 
par Alexandre Cabanel en 1873 Musée d'Orsay
L’arrière-petite-fille de Pauline, Renée de Forsanz(1876-1961) épousa en 1900 le futur général Maxime Weygand (1867-1965) à la naissance mystérieuse. 
Pauline Mourut en 1866 Hopczyça. Tous s’accordent pour vanter le charme et la distinction de Pauline. Donce mais ferme, elle fut une épouse irréprochable. 

Ernest, né en 1812, est donc le dernier de la fratrie. Beau et séduisant, il n’a tout de même pas l’intelligence des autres. Il était médiocre en tout. Il avait épousé Constance Iwanowska (1821- 1880), une riche héritière, cousine de Carolyne Iwanowska (1819-1887) épouse du prince Nicolas de Sayn-Wittgenstein, connue pour sa liaison avec Franz Liszt qu’elle faillit épouser à Rome le 22 octobre 1861. Le mariage semble avoir été interdit par le tsar lui-même. Le gouvernement impérial avait aussi confisqué ses nombreux domaines comportant des milliers de serfs. Ne pouvant se marier le couple resta ami. 
Ernest divorça peut-être de sa femme car il écrivit à sa soeur Eve “ Je voudrais aussi décider ma femme à m’accorder le divorce en attendant si tu connais quelque belle et riche héritière, fais moi les affaires.” Difficile d’être moins romantique ! Le couple eut trois enfants dont il ne semble pas qu’il y ait de postérité. Il mourut en 1869 et sa femme en 1880.

Cet exposé de la fratrie Rzewuski montre que les relations entre ses membres avaient des hauts et des bas. Cela montre aussi une certaine instabilité affective, les divorces y sont nombreux. Cela monter enfin le milieu social qui était le leur. Parfaitement nés, parfaitement alliés, plus la plupart très riches, ils appartenaient à la couche supérieur de la société européenne. C’était somme toute un milieu dans lequel Balzac se sentait chez lui mais il n’est pas sûr qu’ils l’aient vraiment considéré comme un des leurs.

Fin de la première partie